• La faucheuse sonne toujours deux fois

     

    J'aurais dû aller travailler dans cet institut privé d'Aix en Provence où les jeudis et vendredis j'enseignais le Management et le Marketing à des étudiants en BTS. Mais on arrivait à la fin, c'était évident, et j'avais averti la Directrice que je ne reviendrais pas tant que ce ne serait pas fini. Et elle l'avait bien compris et de toutes façons je m'en foutais qu'elle l'ait compris ou pas. Et comme presque tous les jours depuis bientôt deux mois, j'embarquais Laurent qui n'avait guère plus de 3 ans et Viviane qui s'acheminait vers sa première année pour prendre cette route maudite entre mon village près d'Aix et le sien près de Nîmes. Mais elle n'y était pas et n'y serait plus. Je déposai Laurent et Viviane chez ma tante Reine. Viviane n'était pas un cadeau à l'époque : elle ne faisait toujours pas ses nuits, dormait très peu dans la journée, exigeait beaucoup d'attention, et Reine devait passer de nombreuses heures à la promener, à la rouler dans son landau pour espérer qu'elle se repose un peu et qu'elle ne casse plus trop les pieds ensuite. Mais je n'avais pas le choix, là où j'allais, je ne pouvais pas l'emmener, ni elle, ni Laurent.

     

    Et je repris la voiture pour Nîmes où mon père m'attendait déjà.

     

    Il faisait chaud, j'avais 20 kilos de trop, pas perdus après ma grossesse, je suais déjà à grosses gouttes en traversant le parking et c'est presque avec soulagement que je pénétrai dans le bâtiment climatisé. Je n'eus pas besoin de consulter les panneaux pour trouver mon chemin dans les méandres des couloirs et j'atteignis le bon étage rapidement. En sortant de l'ascenseur, je pris sur ma droite, après une légère hésitation : depuis qu'on avait compris qu'elle allait mourir bientôt, on l'avait changée de chambre, pour la mettre dans une chambre seule : on estimait qu'elle y serait mieux, et nous aussi, mais surtout que son agonie ne dérangerait pas ses compagnes de chambrée … Dans la pièce, mon père était assis près du lit et tenait mollement la main de ma mère inconsciente. Cela faisait plusieurs semaines déjà qu'elle n'avait plus toute sa tête, son cerveau bouffé par ce cancer décelé deux mois plus tôt et qu'une biopsie avait fait flamber à la vitesse d'un incendie de garrigue un jour de grand mistral, mais depuis deux jours, les doses de morphine avaient été augmentées la plongeant dans une inconscience permanente.

     

    J'embrassai mon père du bout des lèvres, cela faisait bien des années déjà que nous avions du mal à nous parler et encore moins à nous toucher. A ma question « quoi de neuf ? », il entra dans une colère noire, me racontant une sombre histoire d'ouvriers qui étaient rentrés dans la chambre pour réparer la sonnette dont elle ne pouvait de toutes façons plus se servir et qu'il avait virés manu militari en leur jetant la sonnette arrachée du mur…. Je n'y prêtai pas plus attention que ça : mon père a souffert toute sa vie d'une paranoïa aigüe qui l'a rendu agressif et associable, et il n'en était pas à un conflit près … Mais son énervement grandissant alors qu'il me repassait cet événement insignifiant, il m'annonça qu'il descendait sur le parking fumer une des quarante Gitanes Filtre Maïs qu'il s'envoyait derrière les poumons chaque jour.

     

    Lorsqu'il quitta la chambre, je pris sa place sur la chaise auprès du lit. Longtemps je contemplais ce visage rongé que je reconnaissais si peu, ce corps décharné par la maladie et par les erreurs de l'hôpital qui avait mal règlé la sonde gastrique et qui l'avait plusieurs jours sous-alimentée. D'ailleurs, avant qu'elle sombre dans le coma artificiel, parmi ses derniers mots, en me montrant d'une main flageolante son ventre, j'avais décelé « faim, faim ». J'avais foncé sur l'appareil, trouvé les chiffres du débit, épluché la boîte d'aliment à la recherche des calories, fait le calcul … elle recevait à peine 200 calories par jour ! J'avais fait froidement ma démonstration aux infirmières confuses qui n'avaient comme excuse que la nouveauté de l'appareil qu'elle maîtrisaient mal, mais qui avaient su pourtant augmenter le débit et le temps d'administration ….. C'est dans ce même hôpital que l'équipe médicale avait mis dehors l'acupuncteur que j'avais fait venir dans l'espoir qu'il puisse l'aider, non pas à guérir, mais à mieux mourir. Bande de cons ignares …. C'était il y a 16 ans, les choses ont heureusement évolué depuis. Un peu. Pas assez.

    Elle avait aussi grommelé en litanie « rentrer … maison » comme cet ET monstrueux qu'elle était devenue. Nous avions loué le lit médicalisé pour la faire rentrer, la pompe gastrique, l'appareil pour aspirer les mucosités, acheté des canettes de l'aliment à passer dans la pompe. Elle pourrait au moins mourir chez elle. C'était compter sans le fait qu'aucune, AUCUNE des dizaines d'infirmières contactées n'a accepté de venir faire à domicile des soins qu'elles estimaient trop lourds et compliqués. Personne dans le grand CHU régional ne s'est bougé pour nous aider dans notre démarche : mourir pour mourir, pourquoi s'emmerder, elle était à peine consciente de toutes manières. Alors là ou ailleurs, hein ? Bande de cons ignares …. Ah, je l'ai déjà dit ?

    J'ai culpabilisé de ne pas avoir réussi à accéder à cette dernière volonté. J'en ai parlé à ma psy parisienne que je remontais consulter une fois par mois à cette époque : après dix ans de travail avec elle, je n'arrivais pas à couper ce cordon-là …. Adepte des philosophies asiatiques, elle m'a apaisée en m'apprenant que « rentrer à la maison » dans le taoïsme, cela voulait dire « mourir ». Je me suis sentie un peu mieux en me disant que toute andalouse qu'elle était, ma mère ne voulait rien d'autre que faire cesser cette agonie qui n'en finissait pas.

     

    La tumeur au cerveau avait atteint les nerfs crâniens et plus grand chose ne fonctionnait là-haut. J'étais face à un être humain qui ne pouvait plus communiquer que par les sensations : elle n'entendait plus grand-chose, ne voyait plus que dans ses souvenirs les plus anciens, mais son corps assèché était encore capable de se détendre sous la caresse d'une main. Pendant les longs jours de son agonie, je n'ai jamais pu la toucher : ma main se rétractait devant cette momie encore vivante chaque fois que je tentais d'effleurer ses jambes, ses bras. J'ai laissé d'autres le faire. Moi je ne pouvais que prendre sa main dans la mienne, avec cette impression que si je serrais trop fort, je la briserais dans mon poing comme on brise le crâne d'un oiseau.

     

    Alors, ce jour-là encore, je pris dans la mienne sa main abandonnée par celle de mon père. Je regardais sa poitrine se soulever régulièrement mais faiblement au rythme de sa respiration. Il fallait que je lui parle, bientôt ce serait trop tard. J'étais seule avec elle, ma pudeur ne serait pas offusquée par une tierce présence. Mais le couac rauque et ridicule qui passa alors mes lèvres résonna dans la pièce comme un crachat vulgaire. Je ne parvenais pas à faire sortir les mots qui se bousculaient. Je fermais les yeux, gardais cette main que je serrais un peu plus et les paroles s'écoulèrent, silencieusement, le long de mon bras, de mes doigts pour remonter à travers ses membres à elle jusqu'à ce qui lui restait d'âme.

     

    Va-t-en, va-t-en …. pars …. lâche prise.

    Rentre dans ta maison.

    Tout va bien ici, je suis heureuse, j'ai un mari, des enfants, un métier.

    Je m'occuperai de papa, promis, je ne le laisserai pas tomber.

    Pars, tu n'as plus rien à faire ici.

    Va t-en, c'est trop long, pour toi, pour papa, pour moi.

    Je parlerai de toi à Laurent et Viviane, ils ne t'oublieront pas …

    Pars tranquille, je suis là, je prends le relais.

     

    Dans mon bras, le flux de mes paroles s'intensifiait comme un pouls qui s'emballe. Je rouvris les yeux et me concentrai sur son visage, sur son torse et chaque fois que sa poitrine s'abaissait pour expulser cet air vicié qui avait circulé dans son corps malade, je soufflais avec elle « pars …. » .

    Et puis, la poitrine ne remonta plus pour tenter de faire entrer un peu de souffle de vie. Je me redressai, en panique totale, le visage non plus ne bougeait plus. J'attendis quelques secondes … toujours rien, sa main flasque dans la mienne, comme avant, mais un peu plus qu'avant quand même. Je me levai, lâchai sa main. De haut, elle paraissait encore plus immobile. J'étouffai un râle et me précipitai dans le couloir, vu que la sonnette arrachée par mon père était définitivement hors service …. Je me souviens avoir couru dans les couloirs jusqu'à la salle des infirmières, être entrée comme une trombe sans frapper, avoir bafouillé « ma mère ne respire plus, venez vite », m'être retrouvée à nouveau dans cette chambre derrière l'infirmière, bien en retrait incapable de me rapprocher du lit. L'infirmière lui essuyait le visage où du mucus avait coulé et constatait qu'effectivement elle ne respirait plus. Elle se tourna vers moi en pleurant et me dit « c'est dur de perdre sa maman ». Je n'avais pas le temps. Mon père allait remonter et il fallait que je l'avertisse avant qu'il n'entre dans la chambre non préparé.

     

    Je ne suis pas sûre que mon père ait jamais cru qu'elle allait mourir, en tous cas si vite …. Il s'était installé depuis deux mois dans cette routine des visites à l'hôpital et ne parlait jamais de l'après. Je quittai à nouveau la chambre en direction de l'ascenseur pour descendre chercher mon père. Alors que j'attendais devant la porte que l'ascenseur arrive, celle-ci s'ouvrit et derrière apparut la silhouette un peu voûtée de mon père qui remontait. Sans oser le regarder dans les yeux, je réussis à bafouiller: « c'est maman, ça y est, c'est fini, elle est morte ».

    Il ne répondit pas mais dans un mouvement d'une violence extraordinaire, il me balaya de son chemin, et fonça vers la chambre. Jamais je ne l'avais vu courir si vite. Je peinais derrière lui pour ne pas me laisser distancer. Dans son élan, il percuta la porte de la chambre, franchit les quelques mètres jusqu'au lit, l'infirmière qui continuait à laver ma mère, s'effaça avant de se faire renverser, il saisit le corps de sa femme dans ses bras et la releva en position assise pour la serrer contre lui.

     

    …. Et ma mère se remit à respirer …...

     

    Je revois le visage de mon père furieux, triomphant se tourner vers moi, sans lâcher ma mère et sa bouche tordue de haine, de douleur me cracher à la face « tu dis que des conneries ! »

     

    Je ne sais plus trop ce que je ressentis à ce moment-là, le doute, une joie fulgurante, la folie, mais je pense que mon visage à moi avait dû s'éclairer d'une façon peut-être pas trop naturelle, car l'infirmière vint vers moi, et calmement me fit redescendre sur terre. Il s'agissait d'une respiration réflexe, il ne fallait pas se faire d'illusion, cela allait s'arrêter bientôt, quelques minutes, quelques heures …

     

    Mon père fut convaincu de la lâcher et on la remit en position allongée. Il prit sa main et ne prononça plus un mot. Sonnée, choquée, abrutie, je descendis dans le hall de l'hôpital téléphoner à ma tante pour lui annoncer que la fin était proche et la charger d'avertir le reste de la famille. J'appelai aussi mon mari pour lui demander de venir s'occuper des enfants afin de la libérer.

     

    Puis je remontais, lentement, lourdement.

    Dans la chambre, je m'assis de l'autre côté du lit et je pris l'autre main, les yeux rivés sur sa respiration. Et petit à petit, ils arrivèrent tous, mes nombreux oncles et tantes, certains cousins, cousines, les frères, soeurs, beaux-frères, belles-soeurs, nièces, neveux de ma mère. Dans ma tête, un refrain : « Ils sont venus, ils sont tous là, elle va mourir, la mama ». Je les saluais d'un sourire, mais pas un instant je ne lâchai sa main. La chambre se remplit petit à petit, il n'y avait pas de chaises pour tout le monde. Et nous attendîmes dans une forme de communion parfaite.

    L'après-midi touchait à sa fin, il manquait mon oncle Jo. La porte s'ouvrit, je le revois entrer, les yeux mouillés, s'approcher du lit et au même instant, la poitrine de ma mère ne se releva plus. Je réussis à sourire et à lui dire « tu vois, elle attendait que tu arrives ».

     

    Ma mère est morte deux fois, une fois rien que pour moi …. et ressuscitée par son mari qu'elle prétendait ne plus aimer et vouloir quitter quelques moi plus tôt, elle est morte une seconde fois entourée des siens.

     

    J'ai lâché sa main pendant qu'elle était encore chaude, doucement, sachant que je ne la toucherai jamais plus et je suis descendue aux services administratifs faire les papiers en me disant que ce n'était pas si difficile de mourir finalement.

     

    Ce soir là, dans sa maison où nous resterions jusqu'aux obsèques, perchée sur le toboggan avec Laurent qui jouait, j'envoyais vers le ciel des bulles de savon, en espérant que son âme s'était enfin faite aussi légère.

     

    Cette nuit-là, je dormis d'un sommeil lourd et sans rêve que Viviane, pour la première fois de sa jeune vie n'osa pas interrompre.

     

    C'était le 23 Juin 1995, il y 16 ans. Je présente mes excuses à mes oncles, tantes, cousins, cousines qui lisent ce blog d'avoir réveillé des souvenirs douloureux. Mais, il fallait enfin que j'écrive cette journée.

     

     

     

    Cette photo est l'une des dernières que j'ai d'elle

     

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